À quand la fin de la matrescence en solo ?
Image : © Lisa Sorgini
Lorsqu’une femme devient mère, elle se soucie généralement de sa grossesse, de son accouchement, des besoins matériels du bébé et de l’acquisition du b.a.-ba des soins du nourrisson. Mais comment la matrescence, cette période de transition où une femme renaît mère, va la transformer intérieurement ? Cette question, pourtant si centrale, reste largement inabordée.
Pourtant, devenir mère est une des transformations les plus marquantes dont une femme peut faire l’expérience.
Quand j’ai été enceinte de mon premier bébé, j’ai quelque peu assumé que je resterais la même, avec la seule différence que je porterais dorénavant un bébé dans mes bras. Je m’attendais à une nouvelle expérience, certes, mais pas à la renaissance de mon être entier.
Et il faut croire que je ne suis pas la seule. En 2024, Lucy Jones écrit dans son livre ‘Matrescence: On the Metamorphosis of Pregnancy, Childbirth and Motherhood‘ dans lequel elle décortique sa métamorphose de femme en mère :
« J’avais compris que la grossesse était un processus physique relativement simple, avec quelques jours « hormonaux » ici et là. Je pensais que le bébé grandirait dans mon corps, comme dans un pot de fleurs, et que je serais toujours la même personne. »
Comme moi, Lucy s’est trompée. Et, ce n’est pas surprenant quand on considère à quel point la mère en devenir s’efface face au bébé à naître.
Pendant ma grossesse, l’attention se dirigeait tout naturellement vers mon ventre et le petit être qu’il contenait. On s’intéressait à mes nausées, à mon niveau d’énergie, à l’âge du fœtus et à mes choix d’accouchement. On ne se demandait pas si mes schémas de pensée ou ma manière d’appréhender le monde avaient changé. Et, c’est normal. Du moins, dans notre société qui oublie facilement ce qui échappe au regard.
La mère en deuxième ligne
Notre langage le dévoile : lors d’une naissance, on parle d’un bébé qui nait, et non pas d’une femme qui donne la vie. L’évènement premier, c’est le bébé, la naissance de la femme comme mère vient en deuxième ligne.
L’anthropologue Dana Raphael écrit dans « Matrescence, Becoming a Mother, A “New/Old” Rite de Passage » qui figure dans son recueil de textes ‘Being Female. Reproduction, Power, and Change’ de 1975 :
« Les Tikopia annoncent l’arrivée d’un nouveau bébé, d’un nouveau membre du groupe, en déclarant « une femme a accouché. Dans les cultures occidentales, l’annonce équivalente serait « un enfant est né ». Ce changement d’accent témoigne d’une différence majeure de point de vue. ».
Elle poursuit : « Pour les Tikopia, l’enfant n’est pas l’acteur principal, exclusif, du drame de la naissance. (…). Le rôle du nourrisson ne fait que commencer. Pour lui, il n’y a ni complexité ni changement. Mais pour la mère, le grand-père, les frères et sœurs, l’événement de la naissance initie des changements majeurs. Chaque membre de la famille doit assumer des rôles nouveaux ou supplémentaires en raison de la présence du nourrisson. Chaque ensemble de relations et l’ensemble des interactions au sein du groupe familial sont affectés. »
Il y a beaucoup de justesse dans cette observation qui semble échapper à notre regard occidental.
Ici, il n’y a ni rituels ni cérémonies pour accompagner la femme dans son devenir-mère.
Pas de mots même qui pourront accompagner son chamboulement intérieur. Ça fait qu’une cinquantaine d’années que le terme « matrescence » a été proposé pour décrire cette période de bouleversement et aujourd’hui encore, la grande majorité de la population, et des mères, n’en a jamais entendu parler.
Ainsi, ce n’est pas surprenant que tant de nouvelles mères se sentent complètement dépassées et désorientées.
Je me souviens des premiers jours avec ma fille. J’étais entièrement chamboulée, sans pouvoir le mettre en mots. Ma raison d’être, ma mission de vie, s’étaient transformées soudainement. Ma manière de penser, mes besoins et mes envies étaient devenus tout autres. Mais, dans la foulée du post-partum, des besoins intenses d’un nouveau-né, de la nouveauté de mon quotidien, je n’arrivais pas à déceler pourquoi je me sentais si désorientée.
J’étais absorbée par l’allaitement, le portage et le change. Toute réflexion mentale m’épuisait. Le monde extérieur m’échappait. Déterminée à donner à mon bébé tout mon amour et mon temps, je n’avais pourtant pas prévu que je ne pouvais pas rester cette jeune femme sans enfants et obligations majeures et en même temps revêtir pleinement le rôle de jeune maman dévouée qui vit au rythme de son bébé.
Ça m’a pris plusieurs semaines pour comprendre, puis pour l’accepter : Je ne serai à plus jamais la même. Être mère est une tâche tellement plus profonde et vaste que de satisfaire les besoins premiers de notre enfant.
Nos cellules cérébrales soumis aux clichés culturels
S’il manque dans notre culture les mots pour décrire la métamorphose profonde qu’une mère traverse, nous avons assez de clichés pour dépeindre la mère comme femme ayant perdu ses facultés cognitives.
« I used to have functioning brain cells but I traded them in for children » (‘Avant, j’avais des cellules cérébrales qui fonctionnaient, mais je les ai échangées contre des enfants’), peut-on lire sur des mugs dits humoristiques proposés sur internet.
Autodérision comique ou dérapage culturel ? Si la métamorphose féminine suite à une naissance est largement incomprise, ce sont des discours sur le « mum brain », ce cerveau maternel accablé d’oublis constants, qui sont proposés aux femmes qui cherchent à comprendre ce qui leur arrive.
En effet, de nombreuses mères rapportent avoir de la difficulté à se concentrer et de vivre des oublis après l’accouchement.
Mais, est-ce que ce récit ne serait-il pas conditionné par des idées anciennes (et erronées) selon lesquelles les femmes seraient intellectuellement affaiblies par leur capacité à enfanter ?
Si j’ai moi-même constaté une manière différente d’appréhender le monde, je n’ai jamais constaté une diminution de mes facultés cérébrales. Au contraire, après la naissance de ma fille, je suis devenue plus ergonomique dans mes réflexions, plus performante pour répondre aux besoins immédiats de mon enfant.
J’étais certes incapable de prendre des décisions dites rationnelles à base d’une évaluation logique et fastidieuse, mais en revanche j’avais une grande habileté à décider efficacement dans l’immédiat, guidée par une forte intuition maternelle.
Dans mon expérience, l’altération de l’état mental d’une mère n’est ni un caprice féminin, ni un petit déséquilibre hormonal. C’est un processus biologique et intelligent pour adapter la mère à ses nouvelles tâches.
L’idée qu’une femme devient inadaptée au monde après la naissance de son enfant, se laisse en effet retracer au philosophe Herbert Spencer au XIXᵉ siècle . À l’origine de la métaphore « survie du plus apte », il a émis une théorie selon laquelle les femmes seraient déficientes sur le plan « intellectuel et émotionnel » parce que leur évolution serait freinée afin de conserver leur « énergie vitale » pour la reproduction.
De manière assez intéressante, Lucy Jones relate dans son livre une étude publiée en 2022 qui suggère que le mythe réducteur selon lequel les femmes subissent des lésions cérébrales dues à la maternité affecte la façon dont elles se perçoivent.
Un groupe de mères a déclaré avoir une moins bonne mémoire que les femmes sans enfant, alors qu’il n’y avait aucune différence réelle dans leurs performances cognitives. Le prétendu déficit cognitif serait donc subjectif, et non pas objectif.
Une autre étude a au contraire démontré une amélioration des capacités d’apprentissage, de la mémoire et de la plasticité cognitive.
Cet écart entre cliché culturel et faits biologiques montre une fois de plus combien la misogynie, employée comme outil de domination, affecte négativement les mères.
Le manque de connaissance, de guidance et d’échanges sur la période de la matrescence ouvre un champ vide, dans lequel toutes sortes de croyances erronées peuvent se glisser.
En pensant que bébé grandit dans notre corps comme dans un pot de fleurs, pour reprendre la formule de Lucy Jones, nous pouvons facilement penser que quelque chose ne va pas avec nous quand notre expérience diffère de nos attentes.
Nous devons redévelopper un sens pour la naissance double qui s’opère à l’arrivée de chaque enfant. C’est un fait : elle nous affecte non seulement physiquement , mais aussi psychologiquement, émotionnellement et socialement.
Renaître mère
La naissance la plus marquante de mon expérience, je l’ai comprise que plus tard, était la mienne, en tant que mère. Un nourrisson est un miracle, certes, mais il dort la plupart du temps paisiblement, sans être troublée par sa nouvelle expérience, pendant que la mère traverse, souvent sans guidance, une métamorphose accélérée de son être entier.
Les conseils donnés à une mère en devenir sont généralement d’ordre pratique et matériel. On lui conseille des objets, lui parle de l’allaitement ou de biberons, de couches et de transformations physiques. On ne lui parle pas de son monde intérieur qui sera bouleversée incessamment sous peu.
Pour ma part, je suis tombée des nues, dans un vide, sans guidance, sans mots pour déchiffrer ni décrire ce qui m’arrivait. Et je soupçonne des années plus tard, après mes échanges avec tant de mères, que je ne suis pas la seule.
Les sentiments intenses et souvent contradictoires, le manque de repères et le surmenage – il y a tant d’expériences auxquels on fait face en tant que jeune mère qui ne sont pas signe d’inadéquation mais d’une période transitoire que l’on traverse souvent sans soutien féminin. La « matrescence », comme l’anthropologue Dana Raphael a baptisé cette période dans son essai cité plus haut, est une période aussi intense que l’adolescence. C’est un moment de transformation physique, psychique, émotionnelle et sociale que l’on vit lors du passage à la maternité.
Une nouvelle culture féminine autour de la matrescence
Certes, toute femme vivra une expérience différente, notamment parce que l’intensité avec laquelle nous nous exposons à notre tâche maternelle influence l’adaptation de nos schémas cognitifs.
Mais ce qui est sûr, c’est qu’une métamorphose profonde aura lieu. Il est crucial de s’y attendre et de bien s’entourer.
Mais s’entourer de qui ?
Actuellement, cette expérience mouvementée n’est pas considérée par notre culture, pas intégrée à la plupart des parcours de préparation à la naissance.
Alors agissons ensemble pour les mamans en devenir. Prenons les devants et créons nous-mêmes une nouvelle culture autour de cette période si cruciale dans nos vies.
Inventons et faisons revivre des rites de passage, proposons des échanges autour du devenir mère.
Accueillons les nouvelles mères parmi nous et parlons de ce nouveau monde qui les attend. Rassurons-les que, quelle que soit leur expérience, elles peuvent trouver le réconfort d’un cercle d’alliées.
La « matrescence », comme l’anthropologue Dana Raphael a baptisé cette période dans les années 70, doit être de nouveau honorée comme une période aussi intense que l’adolescence. Comme un moment de transformation physique, psychique, émotionnelle et sociale que l’on vit lors du passage à la maternité.
Nous avons, sous couvert du féminisme et l’emprise du pouvoir médical, enterré toutes nos structures de soutien et de transmission. Nous avons sous-traité ces espaces de soutien à des institutions gouvernementales dans lesquelles ils ont été mutilés et sacrifiés à des exigences financières, jusqu’à devenir quasi inefficaces.
Devenir mère n’a pas besoin d’être un tour de force. Nous n’avons pas besoin de vivre cette métamorphose seule. Nous n’avons pas non plus besoin de songer à des structures complexes, payantes ou de nourrir des attentes envers un système politique.
Nous avons tendance à l’oublier dans notre société consumériste, mais tandis que les bébés ont besoin de quasiment rien de ce qu’on veut nous vendre, les mamans, elles, ont besoin de quasiment tout de ce que le répertoire du soutien féminin a à offrir.
Alors, qu’est-ce qu’on attend pour se soutenir mutuellement dans nos moments de transition pour offrir à notre prochaine une matrescence sereine ?
Tu connais une mère en devenir, une femme en attente d’un nouvel enfant ? Alors parlez de ce que ça peut signifier pour elle. Échangez sur vos expériences. Offrez-vous écoute mutuelle.
Ainsi, la matrescence en solo pourra prendre fin, petit pas à petit pas, pour faire place à l’émergence d’une nouvelle culture féminine autour du devenir mère.
* * *
Comme toujours, je suis curieuse de connaître tes pensées. Il suffit de cliquer sur ‘Contact‘ pour les partager avec moi !
